Merck

29 avril 2020

TF, 29 avril 2020, 4A_335/2019 (d)

Usage de la marque, usage de la marque à des fins d’information, force distinctive, territorialité, territoire suisse, lien territorial, incidence commerciale, Internet, site Internet, géoblocage, géociblage, médias sociaux, adresse électronique, fonction technique, clause limitative de responsabilité, produits pharmaceutiques, recours partiellement admis ; art. 956 al.2 CO, art. 13 al. 2 LPM.

Relativement à l’utilisation d’un signe protégé sur Internet, le Tribunal fédéral n’a pas encore eu à se prononcer sur les conditions de droit matériel qui doivent être remplies sur le plan territorial pour qu’on puisse admettre l’existence d’une violation des droits sur ce signe en Suisse. En raison du principe de territorialité, une violation des droits de propriété intellectuelle en Suisse suppose l’existence d’un « lien territorial » avec la Suisse. La simple accessibilité d’une page Internet ne constitue pas en elle-même un usage juridiquement pertinent d’une marque dans un pays donné. Pour admettre un tel usage, il faut qu’il existe un rapport qualifié entre l’utilisation du signe et le pays concerné, et qu’elle soit couverte par le champ d’application d’un droit de propriété territorialement limité (c. 3.3.1). La question des conditions auxquelles on peut admettre l’existence d’un « lien territorial suffisant » se pose pour chaque juridiction, en raison de la nature globale d’Internet. C’est pourquoi l’OMPI et l’Union de Paris pour la protection de la propriété industrielle ont adopté en 2001 une « recommandation commune concernant la protection des marques, et autres droits de propriété industrielle relatifs à des signes, sur l’Internet » (ci-après recommandation commune). Bien qu’elle ne soit pas formellement juridiquement contraignante, cette recommandation doit être prise en compte comme aide à l’interprétation, en raison de la nature transfrontalière de la problématique et de la nécessité, pour la résoudre, d’une approche coordonnée au niveau international. Selon l’art. 2 de la recommandation commune, l’utilisation d’un signe sur Internet est assimilée à l’utilisation de ce signe dans un Etat membre si elle a des « incidences commerciales » dans cet Etat. L’art. 3 al. 1 dresse une liste non exhaustive d’éléments pouvant être pris en considération pour déterminer si tel est le cas, l’al. 2 précisant que ces facteurs ne constituent que des indications et que la conclusion dépendra des circonstances du cas d’espèce. Dans un cas concret, les effets de l’utilisation de la marque sur les intérêts économiques nationaux du titulaire du droit doivent être pris en compte. Pour apprécier si l’utilisation d’un signe sur Internet a un lien économique suffisant avec la Suisse, il faut avant tout mettre en balance les intérêts de l’utilisateur du signe et ceux du titulaire du droit de propriété national (c. 3.3.2). Comme le soulignent à juste titre les plaignantes, la recommandation commune trouve son origine dans une époque où toute utilisation de signes sur Internet était nécessairement mondiale et ne pouvait être fractionnée territorialement. Par conséquent, la recommandation ne tient pas compte de la possibilité, apparue depuis, de limitations géographiques de territoires sur Internet au moyen de mesures techniques. Aujourd’hui répandues, les mesures dites de géoblocage et de géociblage permettent de définir les zones géographiques dans lesquelles différents contenus sont mis à disposition sur Internet. Dans l’évaluation des « incidences commerciales » de l’utilisation d’un signe sur Internet, ces possibilités de restrictions d’accès doivent être prises en compte dans la nécessaire mise en balance des intérêts en jeu (c. 3.3.3). C’est ainsi à juste titre que l’instance précédente a considéré que la simple accessibilité en Suisse d’un contenu mis en ligne sur Internet est insuffisante pour admettre un usage en Suisse, mais elle s’est référée à la recommandation commune pour déterminer s’il y a en l’espèce eu un tel usage sans tenir compte de l’évolution technique qui s’est produite depuis, et de la nécessité qui en découle d’interpréter de manière large les critères de la recommandation commune (c. 3.3.4). Comme le font valoir à juste titre les recourantes, l’instance précédente a mal apprécié divers éléments, et on doit en l’espèce admettre, compte tenu des circonstances concrètes, que le domaine Internet « merck.com » présente un lien territorial suffisant avec la Suisse pour pouvoir admettre un usage du signe « Merck » en Suisse. Notamment, les défenderesses appartiennent à un important groupe pharmaceutique, actif au niveau mondial, et également présent en Suisse par certaines d’entre elles. Elles exercent incontestablement une activité opérationnelle en Suisse, dans le cadre du développement et de la distribution de produits pharmaceutiques et de produits connexes. Contrairement à ce qu’a considéré l’instance précédente, le fait que les produits soient commercialisés en Suisse sous un autre signe n’est pas déterminant, car ce qui importe est l’effet économique de l’utilisation du signe sur Internet. Le fait qu’aucun produit ne puisse être commandé en Suisse via le site « merck.com » n’est pas non plus déterminant. Par ailleurs, c’est à tort que l’instance précédente considère comme nécessaire pour qu’on puisse admettre un lien suffisant avec la Suisse que le site Internet en cause ait un lien plus intense avec la Suisse qu’avec d’autres pays. En outre, le fait que les défenderesses exploitent les sites « msd.com » et « msd.ch » ne s’oppose pas à l’admission d’un lien suffisant avec la Suisse de « merck.com » (c. 4.2). Il existe donc bien en l’espèce, par l’utilisation du site Internet « merck.com », une « incidence commerciale » suffisante sur la Suisse et, donc, un usage du signe en Suisse (c. 4.3). C’est également à tort que l’instance précédente a nié que les autres pages Internet comportant l’élément « merck » ont un lien suffisant avec la Suisse, en se référent notamment à ses considérations erronées concernant l’utilisation de « merck.com » sur le territoire suisse (c. 5.1). De même, ses considérations relatives à l’utilisation sur les médias sociaux reposent en grande partie sur les mêmes éléments erronés (c. 5.2). L’usage de la marque d’un tiers à des fins d’information n’est possible que lorsqu’il est effectué pour désigner l’offre de ce dernier. En l’espèce, l’utilisation par les défenderesses des signes « Merck » ou « Merck Manual » sur des présentoirs accrochés dans une salle de réception pour se désigner ou pour désigner leur groupe et leurs produits constitue, même dans l’hypothèse ou il avait pour but d’informer sur l’histoire du groupe, un usage tombant sous le coup des art. 13 al. 2 LPM et 956 al. 2 CO (c. 6.4.2.1). Il est courant pour les entreprises, comme pour d’autres organisations privées et publiques, d’utiliser des adresses électroniques qui contiennent leur propre signe. Par conséquent, l’utilisation par certaines des défenderesses de l’élément « @merck » dans leurs adresses électroniques ne revêt pas qu’une fonction purement technique, mais aussi une fonction distinctive. L’utilisateur moyen, confronté à une adresse du type « prénom.nom@merck.com », reconnaît que la personne qui l’utilise appartient au groupe « Merck » (c. 6.5.1). En droit des marques et en droit des sociétés, contrairement à ce qui prévaut en droit de la concurrence déloyale et dans le domaine du droit au nom, les clauses limitatives de responsabilité visant à clarifier l’origine commerciale ne peuvent créer une force distinctive suffisante (c. 7.2). Le recours est partiellement admis (c. 8). [SR]